performer l’identité: correspondances

intervenante

Elise Anne LaPlante

 

artistes

Rémi Belliveau

Émylie Bernard

Roxane Chamberland

 

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Elise Anne LaPlante     jeudi 23 avril 2020, 10h32

Bonjour à vous trois!

D’abord j’aimerais vous remercier de m’avoir invitée  à me joindre par la discussion à votre équipe et surtout je souhaite vous remercier pour vos performances. Chacune fait vibrer une corde sensible en moi, pour diverses raisons, mais j’y perçois aussi une harmonie entre chacune de ces vibrations en unisson. Faire l’expérience de vos performances provoque aussi en moi une admiration pour vous; vous dévoilez et partagez votre vulnérabilité avec sensibilité, humilité et courage, chose à laquelle j’aspire dans ma propre pratique de chercheuse et d’autrice. 

Je considère ainsi qu’il s’agit d’un privilège de réfléchir avec vous vos pratiques, mais surtout de continuer à tisser la relation entre nous. Quelle chance avons-nous eu de nous rencontrer en personne tout juste avant le confinement; une belle après-midi qui j’espère saura tout de même donner le ton à nos échanges qui se doivent désormais d’être transposés au virtuel.

Alors, on se lance? Je vous propose ci-dessous quelques questions afin de lancer l’échange entre nous. Sentez-vous libre de vous exprimer librement et de la façon dont vous jugez la plus pertinente en réaction à celles-ci. Je vous propose également que nous procédions à la manière d’une correspondance afin de nous rapprocher de la formule de la conversation que nous avions souhaité tenir en personne, ensemble, où nous aurions senti la présence de nos corps dans toute la fébrilité que nous promettait cette journée originalement. Enfin, nous voilà tout de même réunis autrement et j’invite ainsi à ce que nous nous permettons toutes et tous de rebondir sur les réflexions ou de réagir (ou bien de tergiverser!) sur les propos de chacun.e.

Au plaisir de vous lire!

Rémi Belliveau    vendredi  24 avril 2020, 10h

Merci pour ces belles pensées Elise Anne; le privilège est vraiment le nôtre! Suite à une session passée entre nous dans la salle de classe et dans les ateliers, nous sommes vraiment choyé.é.s d’avoir ton regard extérieur et ta sensibilité face à nos pratiques. Au plaisir d’échanger avec toi et avec vous aussi Roxane et Émylie!

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Elise Anne LaPlante     jeudi 23 avril 2020, 13h18

J’aimerais d’abord vous entendre (…par les yeux) par rapport à votre choix de vous revendiquer de la forme performative pour l’exercice qui vous était demandé dans le cadre du Forum. En plus du choix pour cette occasion-ci, en quoi la performance est un vecteur intéressant pour travailler avec vos expériences personnelles, et quelle place occupe-t-elle dans vos pratiques?

Roxane Chamberland     vendredi 24 avril 2020, 18h53

 Revendiquer la forme performative…? Parce que le performatif parle de lui-même! Il fait comprendre une autre dimension de mon travail de recherche, celui de la sensibilité qui s’active dans le temps. Pour cette présentation, en plus de devoir livrer un certain contenu théorique, il était fondamental pour moi de toucher aux qualités qui découlent du performatif. La présence dans le temps. Comme j’aborde de façon substantielle mon travail de performeure dans ma présentation, je vais y aller d’un exemple plus concret pour parler de mes réflexions à cet égard. Originalement, je souhaitais livrer une présentation sous forme de performance où ma gestuelle, la projection de ma voix et, bien évidemment, l’écoute relationnelle avec les gens m’auraient permis de transmettre cette part invisible de la présence. Maintenant, obligée par le confinement, j’ai fait des choix tout autres pour tendre à une manifestation de mon performatif : j’ai opté pour la forme d’une vidéo performance réalisée en deux temps. Pour la piste sonore, j’ai fait la lecture du texte et la manipulation de la musique sur vinyle, d’un trait, sans ré-enregistrement ni mixage. Passer au travers des mots, dans un flow, a révélé mon souffle, mes hésitations et mes émotions. Dans un deuxième temps, pour l’image, j’ai posé mon attention sur mes mains qui manipulent des objets signifiants. Dans un plan long fixe, j’ai valorisé l’expressivité du mouvement en lenteur. Par la suite, j’ai seulement superposé ces deux instants performatifs. Ne cherchant pas la perfection, acceptant les erreurs et m’abandonnant au hasard de cette juxtaposition son/image, j’ai un peu l’impression que ce mélange singularise ma présence, même si elle est virtuelle. 

Émylie Bernard     vendredi 24 avril 20h02 

De mon côté, la performance s’impose d’elle-même, un peu malgré moi, puisque je n’avais pas considérée cette présentation comme une performance au début. C’est lorsque j’ai présenté mon premier jet devant le groupe que ça s’est révélé être une performance. Je vivais une anxiété assez élevée à ce moment, j’avais du mal à respirer, je tremblais, je transpirais, j’avais besoin d’un réconfort immédiat. Je pense que l’expérience de la présence, de ma présence, dans un contexte anxiogène me rend performative. Ma pratique prend ses assises sur mon anxiété comme vecteur de performativité. Et cette performativité me pousse à agir, à prendre acte, pour faire avec cette anxiété. Elles travaillent de pair, pour s’explorer l’une et l’autre. Je réfère ici directement à l’agentivité. 

Rémi Belliveau     samedi 25 avril 2020, 20h29

En lisant ta réponse Roxane, je me suis dit qu’en effet, peut-être encore plus que les communications de nos collègues, nos performances ont été perturbées par le fait que nous avons dû nous adapter à un format numérique (je me demande notamment comment tu as vécu cette transition Émylie puisque la « foule anxiogène » est dorénavant disparue). L’espace, le temps, l’imprévu et le public sur lesquels nos perfs dépendaient n’ont pas été au rendez-vous, du moins pas de la même façon. En ce sens, je me questionne personnellement sur le fait même d’avoir fait une performance. Moi aussi je me suis enregistré en une seule prise, mais j’ai repris plusieurs petits bouts (au moins une vingtaine) avec l’intention de couper au montage. J’ai également ajouté des effets au montage alors j’ai l’impression que j’ai créé une œuvre audio en soi plutôt qu’une captation d’une performance. J’irais même jusqu’à dire que cette forme enregistrée est plus fidèle au concept de la radio que je voulais mettre de l’avant dans ma performance au départ. Je pense que ça illustre assez bien ma relation à la perf : contrairement à vous deux, je ne suis généralement pas performeur dans mon travail, par contre j’y ai recours parfois quand ça sert au propos. Dans ce cas-ci, ma performance répondait (dans ma tête) à une exigence du cours, mais je pense que l’œuvre audio, qu’elle soit performée ou non, demeure plus juste.

Émylie Bernard     samedi 25 avril 2020, 21h39

J’admets avoir été déstabilisée par le fait que tous mes vestiges de lit soient claquemurés à l’atelier, par contre, j’ai l’immense chance d’avoir chez moi une caméra, et mon précieux lit, l’adaptation allait de soi. C’est une bonne question, Rémi, je me suis demandé également si ma présentation est une performance. Chose certaine, elle est performative. La foule anxiogène absente, certes. Mais beaucoup de mon anxiété est dans l’appréhension du regard de l’autre, et je savais pertinemment que ma vidéo serait regardée par cet.te autre. J’ai fait trois plan-séquences, le troisième étant celui partagé. Ce qui n’est pas montré, principalement par contrainte de durée de vingt minutes, c’est que je me suis filmée en train de faire mon lit, pour ensuite aller m’y installer. J’avais le besoin du geste, de la visualisation, de la préparation. Cette réflexion me mène à un renversement de pouvoir: si mon lit devient sujet, je deviens sujet. Donc, l’anxiété n’est plus le sujet, mais bien vectrice de ma création. Mon regard ouvre sur ce qu’on ne voit pas;  oui, sur l’anxiété, mais aussi sur ce qu’il se pose. J’ai remarqué en visionnant les trois prises, ce qui m’est angoissant, que mon regard se posait parfois comme si des gens étaient assis autour de moi, ce qui révèle mon état performatif. Je souhaite évaluer le rôle de la perception dans mon processus créatif à travers mon propre regard qui me regarde. Il y a ce que je perçois, ce que je regarde, et ce que je vois. Et à la simple idée qu’on me voie, l’anxiété y est. Je m’essaie à résumer en une équation: regard + autre = anxiété = performance (agentivité).

Roxane Chamberland     dimanche 26 avril 2020, 13h12

Notre échange me fait réaliser que je ne veux surtout pas affirmer que ma présentation virtuelle est une vidéo performance. Je vais laisser la chose libre de définitions. Je dois avouer que m’exprimer devant un public est une chose relativement facile pour moi, alors, par ce nouveau concept de présentation, je me suis permis d’explorer de nouvelles avenues que je ne touche pas habituellement. Permettez-moi de me citer moi-même à propos de mon heureuse exploration alors que nous échangions (tous les quatre) sur une autre plateforme, sur, disons, un autre ton : « j’ai l’impression d’avoir 6 ans pis d’enregistrer des takes sur mon radiocassette ou de tourner des « supers idées de film » avec la caméra VHS de mon père… » J’y pense et repense, pour moi m’engager dans la création c’est me rattacher à mon enfance, tout a débuté là avec un sentiment de liberté et surtout de non-jugement face à moi-même ou de la part des autres. Cela me permet donc de pousser assez loin mes visions et fantasmes de performeure, et de les assumer. Alors, Émylie, ta recherche me touche et me trouble à la fois, parce qu’elle met de l’avant une problématique du fragile vraiment profonde. Je te trouve si courageuse.

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Elise Anne LaPlante     jeudi 23 avril 2020, 13h42

Chacun.e vous nous raconter un récit, un récit qui témoigne d’un parcours. Il m’apparaît ainsi à travers ceux-ci que la prise de parole est centrale dans vos performances, qu’il s’agisse d’un récit manifeste, d’un récit issu de la poésie de l’intime ou d’un récit radiophonique et historique. À travers cette parole, il me semble aussi que vous vous tissez des filiations, que ce soit en conviant des penseurs et penseuses influant.e.s, en passant par les écrits qui meublent un espace réconfortant, en dialoguant avec des personnages fictifs, ou même en interpellant la musique, ce qui s’exprime notamment chez chacun.e de vous. Quel est le rôle de ces voix alliées auxquelles vous faites appel? Comment percevez-vous cet usage du récit et sentez-vous une négociation entre un récit personnel et collectif? 

Rémi Belliveau    vendredi 24 avril 2020, 11h19

Comme je le mentionne dans mon œuvre, l’histoire de l’Acadie n’a pas été écrite par des gens issus de la communauté avant la fin du 19e siècle. Ainsi, chez nous, le récit a été pendant longtemps, et demeure même aujourd’hui, une forme de conservation importante par rapport à la mémoire collective. À ce niveau-là, je pense qu’il est déjà pertinent d’invoquer la notion de filiation puisque ces récits qu’on nous raconte (la Déportation étant l’exemple cliché en Acadie) proviennent d’une transmission orale qui nous lie directement avec le passé. Il y a donc, à la base, quelque chose de culturellement pertinent et très riche pour moi dans l’utilisation et l’exploration du récit dans ma pratique. Dans le cas de la musique rock, étant moi-même musicien, j’ai le grand privilège de côtoyer et de rencontrer des musicien.ne.s acadien.ne.s retraité.e.s qui me transmettent leur part d’héritage, comme les morceaux d’un casse-tête, ce qui me permet de recomposer et de retransmettre un récit plus complet avant qu’il ne disparaisse. En ce sens, il y a une réelle négociation entre ma propre participation à cette histoire en mouvement, et à la communauté plus large, à laquelle j’appartiens, qui gagne en connaissant d’où vient son héritage musical. 

Roxane Chamberland      samedi 25 avril 2020, 15h06  

Pour ma part, le récit personnel participe de plusieurs façons au développement de mes projets. Je me penche souvent sur le récit post-performance, celui qui me permet de fixer par écrit mes souvenirs et des éléments factuels. Alors, la notion de distance avec l’événement prend une place importante. Tout dépendant du temps qui me sépare des actions, l’histoire se dépose, se modifie, s’évapore. Je joue souvent avec cette distance, pour constater les effets. Cette exploration de retour dans le temps assure un lien avec ma conscience, cela me permet de prendre le pouls de mes transformations tout en me permettant de m’ancrer solidement dans le présent. Ce type de récit écrit me permet aussi d’entretenir un lien avec les autres, il est un lieu de partage parce qu’il devient une archive qui convoque la mémoire de tous ou qui transmet une histoire d’actions éphémères.

J’entrevois aussi le récit bien au-delà des mots. J’aime penser que ce qui se décrit difficilement peut aussi prendre le statut de récit. Comme une déclinaison d’émotions, de sensations et de sons qui résiderait plutôt dans la sphère mystérieuse du somatique. Faire l’expérience du corps est donc un récit. Voilà ce corps archive! Chaque corps a son histoire qui croise celles d’autres corps. De toute évidence, mon récit personnel cohabite avec celui collectif, car les références, qu’elles soient intimes ou populaires, se partagent, se fusionnent, se transportent, d’époque en époque, de famille en famille, de communauté en communauté. Et tout cela, parfois, à notre insu. Les frontières sont poreuses, ce qui rend la chose magnifique comme vertigineuse. Pour ce qui est de mon « récit collectif de corps plus que dansant», à différents degrés, je suis constituée d’un peu de la matière fantomatique de Martha Graham, d’une partie de l’énergie corporelle d’Étienne Decroux et d’un éclat du style de la sublime Cynthia Rhodes, que j’ai tant regardée danser dans Dirty Dancing, Flashdance et Staying Alive! Pour ne nommer que ceux-là…

Rémi Belliveau     samedi 25 avril 2020, 18h03

Tu mentionnes le corps archive Roxane – ça me rappel à quel point c’était important pour moi de livrer un texte en adoptant plusieurs codes linguistiques qui m’habitent ou m’entourent. Venant du Sud-Est du Nouveau-Brunswick, j’ai bien évidemment un accent qui roule bien quand je parle chiac, mais qui (personnellement) cause un inconfort en bouche quand je dois parler un français normatif. À préciser que ce n’est pas le vocabulaire ni la grammaire du français normatif qui pose problème, c’est la prononciation, les syllabes, la sonorité qui se confrontent aux muscles de ma bouche, à ce qu’elles connaissent intimement des ô, ein, an, y’ont, ouaille, well (sans compter les r roulés). Mon corps est porteur de cet accent : un lien direct avec mes parents, leurs parents, leurs grand-parents. J’en suis fière. C’est pourquoi j’avais le goût de lire un texte directement à partir d’une page, afin que la langue passe difficilement, afin qu’on sente que tout ce qui est non-chiac, que c’est loin de moi, et que c’est d’autant plus correct comme ça, même beau. C’est un des arguments à la base de mon projet, cette dualité dans mon identité d’acadien du Sud-Est qui transparaît quand j’ouvre la bouche ailleurs qu’à Moncton. En ce sens, je pense que la voie (la voix) de transmission est aussi importante que la transmission (le récit) elle-même.

Roxane Chamberland     samedi 25 avril 2020, 19h59

Rémi, c’est beau de te lire (autant que de t’entendre!). À ton tour, tu me fais penser que cette voix/voie du récit prend pour moi une autre place, en plus de celles que j’ai évoquées plus tôt. Depuis peu, le texte et les mots veulent aussi se poindre pendant mes performances, dans un dialogue avec mes gestes et avec les gens qui sont présents. Pour raconter, témoigner, partager, échanger. Moi qui viens du langage du corps, j’apprivoise la communication verbale dans ma pratique artistique pour casser les barrières du « silence sonore » (même si j’utilise souvent de la musique lors de mes performances, un peu comme une trame sonore, comme une ambiance… la musique raconte aussi… mais ça, c’est un autre récit!). Donc ces mots prononcés passent aussi par le corps, tu as bien raison! Par contre, je ne suis ni comédienne ni chanteuse, je suis médiatrice et pédagogue, alors, je crois que c’est dans cette force que je puise pour transmettre ce que j’ai à dire.

Émylie Bernard     dimanche 26 avril 2020, 11h34

Cette question révèle en moi une espèce de coupure, avec mes performances traditionnelles (en silence, en physicalité, devant un public immédiat) et mes vidéoperformances (usage de la voix, cadrage et temporalité choisi.e.s , présence par l’écran). Je n’ai jamais parlé dans mes performances, par manque de confiance je crois, mais aussi pour laisser toute la place au percept. Dans le cas de mon projet chanter dans mon lit, je m’exerce en chantant ces chansons à modifier la pression de l’air qui sort de mes poumons, et par le fait-même, de me concentrer sur ma respiration. Je me donne le défi de moduler mes expirations, je vois chacune des chansons comme des espaces délimitant différents contrôles de l’air. Je suis également attentive aux endroits de résonance, là où l’air vibre et se timbre. Je cible ces endroits, entre le ventre et le front, et je les tends pour m’approprier le souffle de la chanteuse. Je transpose l’anxiété en une physicalité agentive curatrice en me servant de la voix des autres.

Pour ce qui est du récit, particulièrement du récit de Émylie dans mon lit, c’était de mettre des mots sur ce qu’on ne dit pas, sur le pourquoi. Je ne sentais pas qu’une présentation formelle me convenait, je me suis dit que tant qu’à me raconter des histoires, aussi bien en raconter une pour ma présentation, celle de l’anxiété dans mon lit, de comment elle s’est déployée à travers le temps, à travers moi. 

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Elise Anne LaPlante     dimanche 26 avril 2020, 13h39

Roxane et Rémi, vous exprimez chacun.e la notion de corps archives que je trouve aussi fort intéressante et avec laquelle je perçois aussi un écho avec la performance d’Émylie…j’y arriverai : 

Je suis aussi Acadienne, comme Rémi, mais mon expérience face à l’insécurité linguistique diverge un peu dans la mesure où ce qui fait vibrer l’insécurité n’est pas tant l’accent, mais, justement, le rapport au vocabulaire, la syntaxe et, possiblement, à la grammaire. Mon rapport à la langue est très ancré dans l’expérience, dans mes repères qui eux sont propres à ma culture. Et sur ce point, ce que tu dis Roxane, me rejoint beaucoup; l’expérience sensible dont notre corps porte la mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective, est porteuse de récit et teinte notre parole bien au-delà des mots. J’ai aussi l’impression que reconnaître et valoriser la sensibilité du corps c’est faire place à d’autres possibles, à d’autres discours. Ainsi, il me semble que c’est aussi chez toi, Émylie, une exploration de ton “corps archive” que de circuler avec le souffle à travers celui-ci, et tout ce qui s’y renferme, pour y camper des repères, pour y démêler certains noeuds, peut-être. J’ai aussi perçu une certaine métaphore, si on peut dire, entre ton lit et ton corps lorsque tu mentionnes qu’en te débarrassant d’un ancien matelas, que tu arrêterais alors d’être soutenu par le passé, comme si l’espace de ton lit était en quelque sorte une extension de ton corps archives (ce que j’ai d’ailleurs trouvé très émouvant…comme l’ensemble de ta performance). 

Sur ces idées, j’aimerais aussi vous lancer sur une autre piste. Un concept que Roxane et Émylie vous pointez déjà (Rémi peut-être t’y reconnaîs-tu également d’une façon ou d’une autre) est celui du rituel. Avez-vous l’impression qu’entretenir une pratique ritualisée, ou bien de ritualiser votre performativité, contribue ou influence votre expérience corporelle? Quelles en sont les répercussions sur la mémoire ancrée dans votre corps?

Émylie Bernard     dimanche 26 avril 2020, 15h18

Les liens que tu établis Elise Anne sont très pertinents et justes! J’ai souvent l’impression que les autres parlent mieux de mon travail que moi-même, qu’ielles voient des choses que je ne vois pas. De mon côté, j’ai plutôt l’impression de faire face maintenant à une problématique corporelle à laquelle je ne trouve pas de réponse, j’aimerais en discuter prochainement avec Roxane, je ne suis pas certaine d’assumer la corporalité de mon travail, ni de comment je la définirais, dans un monde idéal, je ferais de la performance sans corps. 

Ce que je peux dire, c’est que le rituel vient principalement enforcir mon corps, avec toutes les préparations auxquelles je m’applique avant de performer. Mon corps devient plus endurant, je suis à l’écoute de mes limites, je pense que mon corps devient conditionné. Mes vidéo-performances font état de mes stratégies de réconfort et d’apaisement en situation de crise. C’est comme si en provoquant une cause physique à ma situation, elle vient valider l’aspect psychologique, qui est invisible. J’incarne une physicalité de l’anxiété par un moyen qui lui donne raison d’être, qui vient me rassurer.

Roxane Chamberland     dimanche 26 avril 2020, 16h14

Émylie, tu dis que tu « ferais de la performance sans corps ». Sans ton corps ou sans l’idée d’un corps? Ce n’est pas tout à fait pareil… Enfin, ce sera un plaisir d’échanger avec toi à ce sujet! Parce qu’à ce que je comprends, que ce soit l’anxiété, la chanson, le souffle, le rapport aux objets sécurisant, le regard des autres, tout est en lien avec ton corps. Intéressant de penser qu’il n’y serait peut-être plus question… mais comment?!

Concernant ma pratique du rituel ou d’une forme ritualisée, j’accepte que par celle-ci l’information (transformation) passe par mon corps. Car c’est ce qu’est un rituel : par des actions posées, je transforme ma conscience. Même les neuroscientifiques s’intéressent de plus en plus à la plasticité du cerveau dans des pratiques du rituel. Comme quoi, les effets sont concrets et profonds. En ce sens, la performance et le rituel sont si proches. Faire une performance c’est en quelque sorte passer par le processus du rituel. De mon côté, je m’attarde aussi aux nuances, par exemple, dans les deux cas, les actions sont chargées d’intentions spécifiques, mais pour un rituel les intentions sont nommées et annoncées, et dans le cas d’une performance elles sont gardées secrètes ou floues, la plupart du temps. Ce qui m’attire dans le rituel, c’est la fantaisie et les possibilités infinies qu’offre la création de ceux-ci, soit pour soigner, pour revaloriser ou pour modifier nos perceptions envers nous-mêmes ou envers les autres. D’un rituel, comme d’une performance, émergent de grandes révélations, que l’on ne peut soupçonner. Reste que mon sujet de recherche va comme suit pour l’instant : Manifeste pour un corps plus que dansant : recherche sur le récital comme rituel d’agentivité.

Je vous laisse avec ces mots de Céline Schmitt, des mots qui me font vibrer :

« Un rituel dresse un espace à la fois de partage et de projection, un espace de représentation qui est la condition d’une culture et son lieu d’expression. C’est une manière pour l’être d’ »avoir lieu » dans un espace concret et un temps précis, tout en se répandant dans la durée ; une manière de s’inscrire dans le présent en convoquant les nappes du passé. […] C’est une médiation, une manière d’ériger un pont entre un ici et des ailleurs, entre le passé et le présent, entre le matériel et le symbolique, entre soi et l’autre. Il tisse un champ de relations, d’échanges. » (Le rituel, un geste scénopoétique, Céline Schmitt, dans la revue Inter, no 106, p.43)

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Elise Anne LaPlante     jeudi 23 avril 2020, 14h13

Vous abordez chacun.e la notion de vulnérabilité, qu’elle soit émotionnelle et psychologique, corporelle ou culturelle. Toutefois, ce qui m’apparaît comme un élément commun entre chacune de vos oeuvres et surtout ce qui me touche le plus, est que vous ne la caractérisez pas comme faiblesse et vous ne l’enfermez pas dans une compréhension péjorative, au contraire, vous lui reconnaissez sa force, sa puissance et sa pertinence. Pour approfondir, j’aimerais vous inviter à partager en quoi la vulnérabilité est catalyseur d’agentivité dans vos pratiques? 

Émylie Bernard     vendredi 24 avril 2020, 20h28

J’ai cru comprendre, à travers quelques unes de mes recherches, que l’agentivité vient nécessairement avec une vulnérabilité. Cette agentivité cherche à dénoncer, à renverser, à inverser ou à neutraliser, la relation de pouvoir qui rend cette vulnérabilité réelle. Encore faut-il la reconnaître, la nommer, l’identifier. Sans vraiment le savoir, ma méthodologie de travail rigide, contrôlée et calculée est en fait une manière d’assurer mes repères, parce qu’ayant de l’anxiété, j’ai besoin d’un cadre strict. Et c’est Rémi qui avait nommée cette chose en moi, ce qui m’a ouverte à percevoir les choses autrement, à entrer dans le coeur de ma pratique, mais surtout à accueillir ma subjectivité dans mon travail, ce que je n’assumais pas avant. De m’inclure dans ma pratique me permet une certaine acceptance, celle de faire avec, de faire avec qui je suis, de manière intègre. J’apprends à me modeler avec ce que j’ai, à me modeler avec une structure expériencielle régie par mes perceptions, et celles de l’autre. Et c’est là où se trouve ma plus grande vulnérabilité, dans l’autre.

Rémi Belliveau     samedi 25 avril 2020, 21h28

Émylie, ta volonté de « faire avec toi-même » me rapporte à un moment tôt dans ma carrière quand on m’avait fait sentir (par une certaine génération d’artistes acadien.ne.s) que l’art des acadien.ne.s était sensé s’éloigner de la question identitaire afin d’aller vers l’universel. À ce moment-là, je n’étais pas autant critique de la notion de l’universalité comme je le suis aujourd’hui, mais je voyais tout de même la pertinence (voir l’urgence) d’explorer mon identité. J’aborde mon acadiennité parce que c’est ce que je connais le mieux, parce que c’est un terrain de recherche fertile, parce que ça vient avec ses enjeux, et parce que je perçois qu’il y a du travail à faire. C’est généralement ce que j’aime le plus chez les artistes : celleux qui donnent à voir quelque chose qui est très près de leur vécu culturel, politique, social, etc., quelque chose que personne d’autre ne pourrait nous donner, auquel nous n’avons habituellement pas accès. 

Pour moi, mettre mon acadiennité de l’avant au Québec c’est extrêmement vulnérabilisant, puisqu’ici, plus que n’importe quelle autre place dans le monde, je suis confronté à mon complexe d’infériorité (complexe auquel la majorité des acadien.ne.s vont surement s’identifier). Autant que des gens ici vont me faire sentir comme de la marde en me répondant en anglais (À l’UQAM!), en survalorisant mon accent ou en m’expliquant l’Acadie (j’appelle ça le Québecsplaining), je fais mes plus belles rencontres en me laissant vulnérable parce que les gens apprécient cette porte d’entré vers un monde qu’ils ne connaissent pas ou peu. Et quand ça fonctionne, cette insécurité ou cette honte qui peut m’habiter devient une puissance d’agir parce que les spécificités culturelles sur lesquelles elles reposent se retrouvent soudainement valorisées. De gagner une telle forme d’agentivité est certainement empowering pour moi, mais j’espère que ça peut l’être aussi pour les gens de ma communauté (comme que tes perfs, en l’occurrence tes expériences, Émylie, peuvent servir concrètement aux gens qui vivent des formes d’anxiété semblables aussi).

Émylie Bernard     samedi 25 avril 2020, 22h22

<3
Comme c’est bien dit Rémi! Je me questionne, à savoir si mes performances sont empowering pour les autres. Elles le sont pour moi, du moins. J’ai l’impression que c’est plutôt le courage qu’inspire ma vulnérabilité qui se transmet à l’autre, plutôt que les gestes comme tels, puisqu’ils me sont propres. J’ai jasé avec des amies tout à l’heure, et aucune d’elles ne prendraient leur oreiller pour chanter dedans, la discussion s’est plutôt tournée vers le partage de trucs, de rituels pour s’apaiser ou pour comment vivre avec certains inconforts. Je crois que, dans ton cas Rémi, comme dans le mien, notre agentivité vient reconnaître une vulnérabilité et ce faisant, ouvre sur une force à mettre en oeuvre. 

Elise Anne LaPlante     dimanche 26 avril 2020, 14h12

Comme l’a aussi exprimé Roxane plus tôt, moi aussi je te trouve exceptionnellement courageuse, Émylie. Je me suis sentie très bouleversée par ta performance, dans la mesure où je m’y suis beaucoup reconnue sur certains points. Bien que ce soit d’abord plutôt déstabilisant, après avoir donné un peu de temps aux sensations vulnérabilisantes de se poser, je constate que ça a, en effet, été très emporewing de faire l’expérience de ton oeuvre. D’ailleurs, il y a quelques jours, j’avais pensé te l’écrire en privé, me sentant justement pas encore apte à assumer ma vulnérabilité comme tu le fais (comme vous le faites!), mais voilà que je le partage ici, bien plus ouvertement qu’anticipé. Toutefois, comme tu le dis, c’est peut-être l’acte courageux de partager sa vulnérabilité qui est davantage empowering que la reprise exacte de tes rituels – ils te sont adaptés après tout. N’empêche, la résonance en moi de ceux-ci a trouvé son chemin jusqu’à certaines cordes sensibles.

Émylie Bernard     dimanche 26 avril 2020, 14h50

Merci vraiment beaucoup pour votre précieuse solidarité et bienveillance, ça me touche énormément! Vous m’aidez beaucoup à trouver ce courage, de sentir cette ouverture me stimule à m’y mettre davantage, sans peur d’être jugée. Je suis extrêmement chanceuse de vous avoir les trois à mes côtés! Je suis également très privilégiée d’être dans un contexte qui permet ce genre de dévoilement avec sollicitude. Je suis très reconnaissante pour cet échange, merci beaucoup Elise Anne de nous partager tes ô combien riches et avenantes réflexions!

Pour avoir vues quelques une de tes oeuvres cet été à Moncton Rémi, j’ai senti que les gens de ton entourage étaient tous.te.s très fièr.e.s de toi et de ton travail et des enjeux que tu soulèves. Ressens-tu ce même accueil ici, dans un contexte différent, avec moins de référents, par rapport à tes projets? 

Roxane Chamberland     dimanche 26 avril 2020, 15h41

Voici quelques mots que je peux vous offrir sur cette fameuse vulnérabilité. Pour moi, il n’y a rien de plus touchant, de plus émouvant, que de regarder quelqu’un bouger. Pour ma part, le corps est le symbole de la combinaison fragilité/puissance la plus épatante. Quand je vois un corps s’activer, je comprends beaucoup de choses chez l’autre, c’est devenu comme un autre sens. Et c’est ce que j’ai moi-même à donner : mon corps en mouvement, en présence. Ma force et ma vulnérabilité sont dans mon identité de bougeuse.

Rémi Belliveau     dimanche 26 avril 2020, 17h55

J’aimerais répondre à la question d’Émylie, mais premièrement j’aimerais souligner votre très grande ouverture à toutes les trois : j’ai l’impression que cet échange s’en sort d’autant plus enrichi, et que nous dépassons les cadres normalement prescrits par ce type d’exercice. Ça fait du bien!

Émylie, pour répondre à ta question, j’ai l’impression de vivre ma vie au Québec comme un double tranchant : les gens (surtout dans ma cohorte à la maîtrise) expriment beaucoup d’intérêt et d’enthousiasme pour mon travail, mais parfois au point tel que je sens que ce n’est pas le travail lui-même qui est séduisant, mais plutôt son « exotisme ». C’est un peu le syndrome de l’imposteur. C’est irrationnel, mais je le vis comme ça. Sinon, il a des gens ici comme vous et d’autres avec qui je ressens la sincérité dans vos commentaires, ce qui me motive à poursuivre ma recherche en ce sens. Vous êtes mes ami.e.s comme vous être des allié.e.s!

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Elise Anne LaPlante     dimanche 26 avril 2020, 18h29

Alors nous y sommes, la contrainte temporelle que nous nous étions donnée est écoulée, ce qui met donc fin à notre correspondance, du moins pour le moment. Je vous remercie chaleureusement pour la richesse et la profondeur de vos propos et de vos réflexions, mais aussi pour votre ouverture d’esprit, votre sensibilité et surtout, vous l’aurez deviné, pour votre plus qu’inspirante vulnérabilité. J’aurais bien aimé poursuivre cette discussion; d’échanger avec vous encore plus longuement à l’égard de certaines idées qui traversent vos pratiques. Je nous propose ainsi de poursuivre cette conversation prochainement, lorsqu’il sera possible (je l’espère bientôt) de nous retrouver en personne! 

Avec amitié, je vous souhaite une très douce et stimulante continuation!

Roxane Chamberland      dimanche 26 avril 2020, 18h02

Très cher et chères complices, un mot pour conclure ma correspondance avec vous. Je suis très émue d’avoir passé ces dernières journées à vous lire, à vous répondre, à réfléchir, à réécrire, à me demander, à lire et à me dire que cette correspondance deviendrait un témoignage de notre amitié et de notre complicité. Notre forum aura été celui-là. Celui où nous avons ouvert un espace de rendez-vous virtuel, vécu de manière fluide et vraiment agréable. Tout cela juste entre nous, mais avec probablement d’autres qui iront peut-être jusqu’au bout de cette lecture.

Émylie, merci pour ta franchise et ton immense délicatesse qui transperce tout ton être. Rémi, merci pour ton authenticité et ta perspicacité créative qui me chavire d’étonnement. Elise Anne, merci de ta présence sensible, ton intérêt face à nos pratiques est éloquent, merci d’avoir permis ce lieu de rencontre entre nous.

 Je vous dis à bientôt!